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28 juin 2014 6 28 /06 /juin /2014 15:12

L'arrivée du barbier.
Voici bien longtemps que les habitants d'un village situé en Normandie furent surpris un dimanche, au sortir de la grand messe, par l'arrivée d'un homme de bonne mise, qu'accompagnait une jeune femme qui portait un enfant sur son dos et que suivait un âne qui était chargé d'un chétif mobilier.

L'étonnement naturel qu'ils causèrent aux gens du village se doubla bientôt d'une vive curiosité, lorsqu'ils comprirent qu'ils venaient se fixer parmi eux, en voyant quelques instants plus tard son grison devant la porte d'une vieille chaumière, dont les dépendances se composaient d'un jardin et d'un petit clos entourés de haies vives et plantés de pommiers, dans laquelle il s'installa sans difficulté.

Dire de quel pays venait cet homme, son nom et son état, aucun d'eux ne peut le faire ce jour là car c'était la première fois que ces villageois le voyaient.

Mais le matin suivant, les voisins du nouveau venu se montraient du doigt, suspendus au dessus de la porte de sa maison, un plat à barbe au métal qui étincelait sous les premiers regards du soleil, et au près de ce plat à barbe une enseigne où les savants pouvaient lire en grosses lettres : ici on rajeunit.
Deux heures plus tard, tout le monde savait que l'inconnu était barbier et l'envie de le connaître ne tarda point à conduire jusque chez lui quelques habitants, qui pouvaient avoir besoin de son talent, et beaucoup d'autres, qui auraient pu s'en passer.

Fait remarquable tous ceux qui franchissaient le petit pas de la porte de sa boutique devinrent non seulement ses pratiques, mais encore ses amis. C'est que ce barbier avait vu tant de choses, d'hommes et de pays, et qu'il racontait tout cela d'une façon si plaisante, qu'on ne pouvait se lasser de l'entendre parler. On n'avait jamais vu un tel barbier dans ce village, ni aux environs, aussi sa réputation s'étendait-elle rapidement à plus de cinq lieues à la ronde. Quelques mois après son installation, ses voisins se figuraient qu'ils l'avaient toujours connu, quelques uns croyaient sincèrement qu'ils avaient vu son père et son grand-père dans la chaumière qu'il habitait, se considéraient comme parents avec lui, bientôt il ne se passa plus de noces ou de baptêmes sans qu'il en fut invité ; pour s'amuser dans ces jours de fêtes, il fallait qu'on eut à sa table le barbier ; c'est ainsi qu'on l'appelait communément…
L'esprit fertile et son humeur toujours joyeuse faisaient qu'il ne quittait jamais une compagnie qu'après avoir charmé tout le monde. Mais si tout le monde était charmé de lui, sa femme ne l'était pas, car les nombreuses et longues absences de son mari la forçait de rester seule au logis plus souvent qu'à son gré ; aussi ne manquait-elle jamais de lui prédire les plus grands malheurs, lorsqu'il venait tout chantant de ses nombreux festins, après avoir fait une longue route dans la nuit à travers bois et plaines. Aux reproches de sa femme, notre homme n'y pensait guère ; la plupart du temps, il dormait profondément tandis que son irritable moitié profitait de sa présence pour venger ses ennuis

La forêt de Lyons.
Le village où notre barbier demeurait était assis sur un coteau et ressemblait à tous les villages que vous avez pu voir, seulement il dominait l'antique petite ville de Lyons-la-Forêt et se trouvait riverain de la forêt de ce nom. Une partie de ses pratiques se composaient de sabotiers, pelletiers et charpentiers, gens qui travaillaient le bois demeuraient en vivant dans les bois et qu'il avait coutume d'aller raser touts les samedis après-midi. Il fallait un homme doué de courage pour desservir une pareille clientèle, non pas que les gens furent plus méchants que d'autres mais, de la maison du barbier à leur logis, il y avait loin et, de leur loge à la maison du barbier, il n'y avait pas plus court. Ce qui faisait que ce dernier revenait souvent seul, à travers la forêt, sans trembler -du moins le disait-il - dans tous les endroits périlleux et Dieu sait s'ils étaient nombreux. Vers l'époque où ce récit se passe, la forêt de Lyons n'était pas, comme aujourd'hui, percée de larges routes, elle ne possédait qu'un chemin si mauvais que, par les temps de pluie, les voitures y demeuraient parfois plusieurs jours, sans qu'on puisse les en retirer. Aussi les piétons préféraient-ils les petits chemins tracés par les ouvriers travaillant dans les bois, quoiqu'ils fussent fréquentés par les loups. Ces derniers étaient si nombreux dans ce temps là qu'il n'était pas rare qu'un bûcheron en eût tué quelques uns, en défendant sa vie. Ils ne causaient réellement de frayeurs qu'aux femmes et aux enfants. Ce qui eût épouvanté tous les habitants de la forêt, ce fut de rencontrer le Loup Blanc ; celui-ci, personne ne l'avait vu de mémoire, mais ils avaient conservé leurs craintes superstitieuses. Ils le redoutaient plus que le petit cheval noir, tout scellé, tout bridé, qui, disait-il, se présente au voyageur fatigué, hennissant joyeusement, engage par ses douces allures à le monter, et, aussitôt cette imprudence commise, l'emporte à jamais, rapide comme le vent, à travers les monts, les bois et les halliers que rougeoie le sang du Cependant, quelques jeunes gens doutaient de l'existence du Loup Blanc, il y avait si longtemps qu'il avait apparu que les histoires débitées aux veillées sur son compte les faisaient sourire ; quant au barbier il avait composé sur le terrible loup une chanson car il était poète à ses heures, que les plus hardis répétaient en choeur avec lui tout en vidant une cruche de vin nouveau ou de cidre pur.
Pourtant les vieillards et les femmes se signaient et les enfants se serraient contre leur mère lorsqu'ils entendaient parler du Loup Blanc.

Un samedi soir de novembre, le barbier avait fait sa tournée habituelle chez les sabotiers et rasé ses pratiques à la lueur de leurs foyers, il advint que notre homme ayant trop bu, trop chanté et conté de nouvelles se trouva attardé plus que de coutume…
Pour regagner son logis, je l'ai déjà dit, il était forcé de traverser la forêt ; comme il tenait à passer pour un brave, tant qu'il ne fut pas trop loin des dernières loges, on l'entendit chanter mais, au bout d'une heure environ, lorsqu'il se trouva seul dans un endroit nommé le Fond-de-l'Homme-Mort, il crut que quelqu'un le suivait et regarda derrière lui. Mais dans cette place qui formait vallon, la nuit était si profonde qu'il ne put rien distinguer. En prêtant l'oreille, il entendit sonner l'horloge de la ville, en comptant les coups, en trouva douze : à minuit, au Fond-de-l'Homme-Mort, tout son corps frissonna !
Un vent d'hiver tordait les bras des arbres et couvrait la terre de feuilles jaunies par les premières gelées blanches.
Quelques oiseaux de nuit jetaient dans l'espace leurs cris lugubres et concouraient encore à rendre cette sombre solitude pleine de terreurs. Le barbier hâtait le pas, quand il se trouva dans un endroit encore moins couvert il ralentit sa marche, honteux d'un moment de frayeur.
Le chemin qu'il suivait alors était un large sentier où la clarté des étoiles et les pâles rayons de la lune filtrant à travers les branches répandaient une vague clarté.
Il marchait l'esprit au repos depuis quelques instants, tout à coup un bruit insignifiant le fit tressaillir "petit petot, petit petot" ont crié les feuilles mortes du sentier à ses oreilles, "petit petot, petit petot" c'est ce bruit là qu'il a entendu au Fond-de-l'Homme-Mort, cette fois ne doutant plus que quelqu'un le suivait il regarda de nouveau et vit, marchant dans sa trace, calculant son pas sur son pas : le Loup Blanc !
C'était à n'y pas croire et pourtant c'était vrai : c'est bien lui, avec sa robe couleur de neige, sa taille gigantesque et ses yeux ardents qui répandent autour de lui une rouge clarté.
Tremblant de tous ses membres, dominé par la terreur, le barbier n'a pas la force de fuir : on dirait qu'il contemple le Loup Blanc, qui, chose inou‹e, le voyant rester immobile, s'arrête aussi et paraît lui dire : "je ne suis pas plus pressé que toi, je vais où tu vas."

Dans ce moment, le visage du barbier est plus pâle que la robe du loup. Bientôt, dans sa terreur qui va grandissant, il retrouve des forces et s'enfuit à toutes jambes. Désirant savoir, quelques temps, après combien il pouvait avoir d'avance sur le loup, il s'arrête, regarde et le voit s'arrêtant aussi, à quatre pas derrière lui. Pourquoi ce loup blanc s'arrêtait-il chaque fois que le barbier suspendait sa course, dans quel but ? Ses pensées et mille autres finirent de troubler la cervelle du pauvre homme.
Il reprend sa course à perdre haleine, le voilà hors de la forêt ; il écoute, épuisé, tout en nage : "petit petot, petit petot", toujours ce bruit.
Pour arriver chez lui, le barbier n'a plus qu'un bout de plaine à traverser, son oeil aperçoit, dans l'horizon brumeux, les premiers toits et le clocher de son village ; il continue sa course folle à travers les genêts et les terres fraîchement labourées et croit aller assez vite pour échapper à son ennemi.
De la reine des nuits, la douce clarté lui fait bientôt voir que la grande ombre du loup blanc galopant à ses côtés.
Enfin il arrive devant sa maison, une petite lampe fumeuse répandait à l'intérieur une lumière pleine d'ombres ; il en passa la porte, elle était coupée en deux, comme il s'en trouve encore aujourd'hui ; avant qu'il puisse en refermer le haut, d'un bond le Loup Blanc était avec lui. Il s'assied sur le tabouret servant d'ordinaire aux pratiques et fait signe au barbier qu'il veut être rasé ! Celui-ci comprenant qu'il ne pouvait qu'obéir, lui passa tout tremblant, une serviette au cou et s'empressa d'allumer son fourneau qu'il eut soin de remplir de charbon et sur lequel il mit un coquemar (genre de bouilloire, ndlr) plein d'eau.
Le Loup Blanc, que ces préparatifs paraissaient ennuyer, grognait de temps en temps et regardait le barbier avec impatience et d'un air méchant.
L'eau bouillait depuis longtemps et le coquemar avait acquis une belle teinte rose, alors le barbier le prend par une anse et s'écria d'une voix forte, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire :
- Ma femme, apporte moi mon coquemar.
Et, soudain, il jette l'eau bouillante et le coquemar au museau du Loup Blanc qui, se sentant brûlé, pousse un cri terrible et se sauve la serviette du barbier au cou.
- Eh bien, que pensez-vous de mon adresse ? demanda ce dernier à sa femme qui, pendant le temps qu'avait duré la présence du loup, était restée blottie derrière les rideaux du lit, mais qui, voyant son mari sain et sauf, se réjouissait intérieurement de la terrible peur qu'il venait d'avoir.
- Aussi, répondit-elle, je pense que vous eussiez mieux fait de le raser, vous ne tenez point boutique ouverte pour maltraiter ceux qui se présentent chez vous.
Puis, montrant le bout de l'oreille, elle ajouta :
- Ce loup voulait vous apprendre à rentrer de meilleure heure.
- Ta, ta, ta ..., s'écria le barbier. Allez vous coucher.
- J'ai le pressentiment que vous le verrez et je crains ...
- Moi, je ne crains rien, répondit le mari, coupant la parole à sa femme. Si j'avais craint quelque chose, grommela-t-il mais assez bas pour ne pas être entendu, vous aurais-je épousée ?
Et les deux époux se couchèrent, le mari trop fatigué ne put dormir. Malgré la fatigue, dès le petit jour, il était debout, attendant les chalands. C'était grand jour de barbe, au premier qui se présenta, il conta son aventure ; celui-ci n'en crut mot, ni le second, ni le troisième non plus ; ils connaissaient trop le barbier pour ajouter foi à ce qu'il lui plaisait de leur dire.
L'apparition du Loup Blanc les faisaient rire à larmes, ils s'assoyaient sur le tabouret et cherchaient à imiter ; le barbier impatienté appela sa femme, qui, aussi sobre de paroles avec les voisins que prodigue de reproches envers lui, avait acquis sur leur crédulité une autorité sans bornes.
Quand ils l'entendirent confirmer que tout ce que son mari leur disait s'était bien passé dans leur maison, la nuit précédente, quelques uns en sortirent en courant, d'autres au contraire, y restèrent jusqu'au soir afin d'avoir le plaisir d'entendre plusieurs fois le récit de la rencontre du barbier et du Loup Blanc ; tant cette histoire les intéressait.

Quoique satisfait de la façon dont il s'était débarrassé du Loup Blanc, le barbier n'était pas sans inquiétude.
Le samedi suivant, il retourna dans la forêt raser les sabotiers. Ce jour là, il fit preuve d'une grande dextérité et quoiqu'on l'invita d'une noce qui devait se célébrer prochainement et de deux baptêmes pour la fin de la semaine suivante, il ne but presque pas, ou s'il but, il s'en acquitta comme de tout ce qu'il avait fait ce soir là, avec une grande rapidité. Il chanta peu et fit si bien qu'il se trouva quitte d'assez bonne heure pour retourner chez lui.
C'était à peine s'il faisait nuit lorsqu'il s'enfonça dans la forêt. Il ne fut pas plutôt hors de vue de ses pratiques qu'il hésita sur le chemin qu'il devait prendre. Il lui semblait raisonnable de changer de route, en un mot il se décida pour la plus courte. En se fiant aux étoiles, il coupa à travers bois, pensant en lui-même :
- Puisque j'ignore le chemin où je suis, d'autres seraient bien fous s'ils devinaient que je vais y passer.
La lune est brillante, le ciel étoile.
- Courage, brave barbier, encore quelques instants et tu auras traversé la sombre forêt !
Voilà à peu près les pensées qui l'occupaient à ce moment, car il venait de reconnaître à sa grande joie l'endroit où il se trouvait pour celui appelé la Croix-des-Chemins, situé à vingt minutes de son logis.

A la Croix-des-Chemins, existait un balivot, le géant de la forêt, un chêne que la foudre avait en vain sillonné bien des fois. Au clair de lune, le barbier s'arrête pour le considérer :
- Combien de siècles as-tu vus ?" lui demanda-t-il, puis il continua sa route.
O terreur ! Ce qu'il aperçut alors le fit rebrousser chemin jusqu'au pied du balivot ; dans le sentier qu'il venait de prendre, le Loup Blanc l'attendait, ayant encore à son cou la serviette du barbier.
Etreindre le vieux chêne, en gagner la première fourche, fût pour celui-ci l'affaire d'un instant, examinant la situation et la figure du Loup qui paraissait voir son home lui échapper, il le salua poliment et lui offrit ses services ; le balivot lui semblait si haut qu'il se croyait dedans à l'abri de tout danger, il se disait :
- restera-t-il ici jusqu'à demain ? Il faudra bien qu'il en parte ; par la Croix-des-Chemins, il passera dès le petit jour assez de bûcherons pour me débarrasser.
Loin de lui, chassant toute crainte, il continue de goguenarder son ennemi. Cependant, celui-ci examinait avec attention le vieux chêne ; pour la troisième fois, il venait d'en achever le tour, lorsque se dressant sur les pattes de derrière, il poussa un hurlement sonore, puis deux, puis trois, alors des profondeurs de la forêt, s'éleva une sourde clameur pareille à la voix du vent de l'orage et le temps était calme.
Un bruit formidable comme une ardente mêlée, on dirait que le sol remue, que chaque buisson va changer de place et que la terre, au pied du balivot, se couvre de lueurs fauves qui parfois jettent des éclairs. C'était un spectacle étrange et curieux que celui qui se passait sous les pieds du barbier et que ses yeux commencèrent bientôt à définir : tout le murmure effrayant de l'immense forêt était causé par des loups qui, de toutes parts, accouraient répondre à la voix du Loup Blanc.
Il y en avait tant et tant qu'il serait impossible d'en apprécier le nombre. Vieux loups à la barbe blanche et jeunes louveteaux suivant encore leur mère, tous étaient là !

Devant le grand balivot, existait une petite place au centre de laquelle le Loup Blanc vint siéger ; autour de lui, en cercles pressés, une partie de ceux qui avaient répondu à son appel terrible, car la place était trop petite pour les contenir tous.
L'ennemi du barbier est comme un général au centre de son état major et il domine tous ses compagnons ; il leur tient un discours composé de sourds grognements pendant lequel, par deux fois, lui et toute la bande ont regardé le barbier avec des yeux pleins de rage.
Pour terminer sa harangue, il pousse un cri plaintif et fendant les rangs vint faire le tour du balivot. Cette manœuvre inquiète légèrement le barbier, mais lorsqu'il voit son ennemi s'adossant à l'arbre et faire signe au loup le plus proche de lui grimper sur les épaules et qu'il en voit un second imiter ce premier, lui, qui jusqu'alors avait éprouvé un certain plaisir à examiner les faits et gestes du loup blanc, se prend à trembler et gagne rapidement la seconde fourche du vieux chêne. Ensuite, réfléchissant que la première branche communiquait avec les arbres voisins, il eut envie de redescendre, espérant qu'en se glissant tout doucement à plat ventre sur ces branches, il sortirait de la place sans que ses ennemis le vissent en partir. Comme il s'apprêtait à exécuter ce projet, il vit les yeux ardents et le mufle velu d'un loup arrivé à la place qu'il venait de quitter.
Alors il gagna la troisième, la quatrième et la cinquième fourche d'une seule traite et commença à trouver le balivot de taille moyenne, se demanda si, dans sa précipitation, il ne s'était pas trompé. Mais un regard suffit pour détruire ses doutes, il n'est pas arrivé au haut du géant que déjà la forêt lui apparaît comme une vaste plaine couverte de buissons. Pourtant les loups gagnent du terrain, il entend la respiration oppressée de ceux qui soutiennent le poids de la colonne. Il a passé de la crainte à la peur, de la peur à la terreur ; à chaque fourche qu'il a franchie, son effroi a grandi et ses forces commencent à diminuer.
Dans un dernier effort, il a gagné le sommet de l'arbre, s'y replie sur lui-même, son menton touche à ses genoux, ses pieds touchent à ses reins, il tient moins de place qu'un nid de corneille et, cependant, il sent l'haleine infecte et brûlante des loups chauffer le visage.
Pauvre barbier, c'est fini de toi, tu ne reverras plus ta maison, ta femme ! Comme il l'aime dans ce terrible moment, comme il écouterait ses reproches avec plaisir. Pauvre barbier ! Adieu le vin clairet, le cidre doux et ces bonnes andouilles fumées que tu avais préparées avec tant de soin, d'autres que toi les mangeront en pensant à toi, peut-être ? Pauvre barbier ! Et cette noce où tu devais aller, qui chantera les couplets à la jeune mariée, qui fera les bons tours au mari ? Pauvre barbier ! Et ces deux baptêmes, qui souhaitera la bienvenue aux marmots et saura faire rire tout le monde si tu n'es pas là ? A mesure que toutes ces pensées envahissaient son coeur, de grosses larmes s'échappaient des yeux du pauvre barbier. Comme il regrettait au moment de les perdre tous ces biens qu'il avait si souvent méprisés.
La lune curieuse de son regard glacé, éclairait son agonie, qui sera courte maintenant, car le malheureux ne peut guère s'élever d'avantage et les loups montaient toujours.
Le barbier ressent par avance toutes ces dents aiguës s'enfonçant dans ses chaires, il se voit partagé tout vivant entre des milliers d'ennemis. Il comprend que l'homme, l'habit, jusqu'à son plat à barbe, tout y passera. Pauvre barbier ! Il ne restera rien de lui, on ne saura jamais ce qu'il est devenu, comme sa femme et ses amis vont le chercher. Pauvre barbier !
Il éprouve le froid de la mort et de tout son corps en sue, les loups lèchent ses pieds du bout de leurs langues. Pauvre barbier ! Il fait encore un effort pour se rapetisser, maintenant c'est un petit peloton noir balancé au sommet du balivot par une brise légère et autour duquel tournoient quelques oiseaux de nuit. Pauvre barbier ! Il invoque son saint patron, recommande son âme à Dieu et, pris de vertiges, se figure qu'il est dans sa boutique entouré de clients et s'écrie d'une voix qui fait trembler le vieux chêne jusqu'à ses racines :
- Ma femme, apporte-moi mon coquemar ! Ma femme, apporte-moi mon! Femme, mon coquemar ! mon coquemar ! mon coquemar ! coquemar ! coquemar !
- Mar ! mar ! ar ! ar ! répétaient des profondeurs de la forêt les échos d'alentour.
En entendant cette terrible phrase, le Loup Blanc qui se souvenait encore du coquemar brûlant, perdit la tête et s'enfuit.
Comme il était la pierre fondamentale de la colonne d'assaut, dirigée par lui pour atteindre le barbier, cette colonne s'écroule ; tous les loups dégringolèrent, se brisant jambes et bras ; beaucoup y perdirent la vie. Ainsi le barbier fût sauvé.

Quand apparut le jour, il se laissa glisser jusqu'à terre et se dirigea vers sa demeure aussi vite que ses forces épuisées le lui permettaient. Sa femme l'attendait sur le pas de la porte : - D'où venez-vous ? lui cria-t-elle d'un ton courroucé, d'aussi loin qu'elle l'aperçut.
Le barbier répondit :
- J'ai passé la nuit au sommet du chêne de la Croix-des-Chemins... Plus haut que le sommet, peut-être ! pensa-t-il
Remarquant sa figure pâle et défaite, ses cheveux en désordre et ses habits déchirés :
- Ce n'est pas au pied du chêne que vous aurez passé la nuit, mais dans un buisson d'épines. Ivrogne ! riposta-t-elle.
Mais ces paroles n'échauffèrent point la bile du barbier, il avait trop désiré quelques heures auparavant revoir sa maison et sa femme, il était trop content en ce moment pour se fâcher ; au contraire, il chercha à l'embrasser, celle-ci le repoussa.
- Au moins, lui dit son mari, avant de me juger, chère femme, laissez moi le temps de vous raconter ce qui m'est arrivé depuis hier, sans m'interrompre.
A peine avait-il achevé son récit que celle-ci, comprenant le danger qu'il avait couru, fondant en larmes, lui sautant au cou, le comblait de caresses. Car au fond, c'était une brave femme aimant bien son mari et l'entraînant avec elle dans leur maison, le tenant étroitement embrassé, le fit asseoir près du foyer, jeta dans l'âtre une brassée de branches sèches qui, bientôt, pétillèrent jusqu'au milieu de la grande cheminée. Et s'emparant d'une petite cruche à large ventre, elle courut au cellier l'emplir de vin clairet, revint promptement, coupa dans la cheminée une bonne andouille nouvelle qu'elle jeta sur les charbons rouges, enfin prodigua à son mari tous les soins que réclamait son état.

Quelques jours après, le barbier, remis de son émotion, avait réuni chez lui ses plus proches voisins afin de célébrer gaiement son heureuse délivrance. Le vin nouveau et le gros cidre furent versés à profusion pour faciliter la digestion du bon lard et des belles andouilles qu'il servit à ses invités.
Au dessert, il fut forcé de narrer encore une fois le récit de son aventure, ce qu'il fit sans se faire prier et pour chasser les émotions que le récit leur causait, l'hôte et ses convives trinquèrent souvent.
- Mes amis, dit le plus vieux de la compagnie, après quelques instants que le barbier ne parlait plus, vous n'avez qu'un seul moyen pour éviter le Loup Blanc, c'est de prendre avec vous votre femme chaque fois que vous serez de noces ou de baptême.
- Voisin, vous avez raison ! dit le barbier en remplissant les verres.
Mais les loups ? Longtemps après l'aventure que nous venons de raconter, il n'était pas rare de rencontrer dans la forêt de Lyons, manchots et boiteux, plusieurs d'entre eux, et c'était ceux qui avaient flairé de près le barbier, n'ayant plus la force d'égorger les agneaux, ni même de voler de jeunes poulets, résolurent de se faire mendiants. Ils venaient, se traînant péniblement, roder autour des loges des sabotiers, espérant que les bonnes gens touchées de compassion à la vue de leurs infirmités, leur donnerait quelque nourriture, mais ils s'étaient trompés dans leurs calculs, comme tout le monde savait que leur faiblesse faisait toute leur douceur, ils les tuèrent tous sans pitié.
Quant au Loup Blanc, le souvenir du coquemar brûlant le poursuivant sans doute encore, on ne l'a jamais revu dans la forêt de Lyons.

Pierre Alfred BUQUET - Rouen, janvier 1864 (inédit) 

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